top of page

 

《Strates》

Nous est-il encore possible de voir ce que nous regardons ou bien est ce que des siècles de représentations, qu’elles soient gravées, peintes ou numérisées, ont désormais saturé la vision ?  Chaque image aujourd’hui se confronte à la série exponentielle d’instantanés qui s’accumulent sur l’écran de notre imaginaire.

Les œuvres de Mengpei Liu posent ces questions tout en faisant écho à la tradition picturale et poétique chinoise, et plus particulièrement à la notion de qing-jing (« sentiment-paysage ») où comme l’écrit François Cheng1 «  le sentiment, toujours, se déploie comme un paysage et le paysage, mû par une poussée vitale, est doué véritablement de sentiment ». Scènes urbaines et visions de paysage se décomposent et se recomposent au fil des strates de couleurs. De l’apparente neutralité de la palette chromatique émergent ce vert impétueux, ce bleu acier, ces teintes telluriques qui structurent la toile.

Aplats, lignes, plans superposés se distinguent et se laissent découvrir par transparence. Le paysage apparaît parfois d’emblée, ou après le premier regard, puis il se dissout dans l’instant et révèle ce qui le composait. Les tableaux de Mengpei Liu semblent être statiques mais ce silence est trompeur. Elle introduit presque en ralenti le vent, la brume ou encore les ruissellements de la pluie. Imprégnés de ces mouvements discrets et puissants ses paysages subissent une constante transformation, sans bruit. Cette peinture est en mouvement ou, plus justement, la peinture de Mengpei Liu est mouvement.

 

Alexandra Chiari

 

1  François Cheng « L’écriture poétique chinoise », Points, Éditions du Seuil, 1996

 

 

 

Mengpei LIU, sa vie de paysage》

 

 

Or c’est là que ce donne à vivre un paysage : le paysage est du « pays » qui, en se singularisant, exprime (rend sensible) ce qu’est effectivement « exister » (dans son unicité).

François Jullien, Vivre de paysage ou L’impensé de la Raison

 

S’attaquer 

à la masse, sa volumineuse densité,

à l’étalement de l’espace, sa fuite dans la distance,

à l’illimité de lieux dépeuplés

et leur silence – 

 

l’immobilité pulsative des villes, des eaux et des montagnes retient l’emprunte du vent et des embruns, se laisse strier d’une lumière qui, tel un éventail, déplie ses dégradés colorés –

 

Mengpei Liu vit de paysages.

 

 

Seul le cadrage de ses larges toiles indique sa présence ténue, l’être-là d’une regardeuse attentive qui dissout son regard dans des environnements en excès. Grands espaces urbaine ou naturels, elle embrasse un tout illimitable, qui surpasse le cadre. Ses paysages ne se laisse pas totalement enclore. La jeune peintre s’offre aux milieux contemplés qui l’accaparent afin qu’en retour le paysage s’absorbe en son regard jusqu’à s’y déployer. Et s’évasant à l’intérieur de son œil émerveillé, pousse pour prendre forme affective. Monts, vallées, champs et jardins, étendues de mer ou extérieurs urbains émergent ainsi par absorption, soit par une dynamique picturale qui aménage un interface sensible : l’entre qui relie la peintre à ce qu’elle contemple. Découpant son cadre-cache, Mengpei Liu peint le regarder qui « donne à s’immiscer dans la relation des choses, immerge dans leur réseau d’oppositions-corrélations qui mettent en tension » (F. Jullien 38).

 

Voilà ce que donnent à vivre ses paysages : un effet, une intensité, d’intenses impressions. Ils nous marquent de leur sceau au plus profond. La sublime magnitude des masses assemblées étreint des champs de forces au magnétisme qui excède la Raison. A la fois brute et fluide, les toiles donnent à voir une physicalité limpide, une réalité géologique, quasi tectonique, tour à tour minérale, boueuse, végétale ou architecturée. Villes, campagnes et bords de mer se confondent. Ils exposent des énergies en tension. Entre le haut et le bas, le proche et le lointain, entre chaque côté, les ensembles décomposés en camaïeux de teintes fraîches – car même la palette de rouges, jaunes et orangés peine à réchauffer les atmosphères feutrées – étalent leur charme auratique. Ils s’offrent dans leur concrétude au moment même où ils se défont sous nos yeux. 

 

Il y a quelque chose de paradoxalement dilué dans ces milieux paysagers, quelque chose d’avant la forme constituée : des écoulements laiteux de pluie, le flou de couleurs délavées, l’irradiation puissante de teintes saturées, des étendues dissoutes dans la distance ; des flux étales et vibratiles dont la cohérence naît du geste qui trace. Le tranchant des larges coups de pinceaux, leurs marques d’huile accouplées, agglutinées font paysage. Entre le formé et l’informe, on assiste à l’engendrement pictural de milieux à investir. 

 

La peinture de Mengpei Liu s’épanouit à la charnière entre un classicisme impressionniste (on pense à Monet ou Cézanne), le sublime de l’expressionnisme abstrait (on pense à Rothko ou Newman, à Howard Hodgkins aussi) et la tradition chinoise du shanshui. Sans céder au pittoresque, ses paysages s’agencent en des puzzles singuliers. Aucun objet n’est jamais véritablement singularisé – à peine un arbre, un toit, un sommet, la ligne irrégulière d’une côte figurent ici ou là, pris dans le rythme de régularités. Chaque élément, marqué par une couleur ou souligné à l’encre de chine, à la fois se distingue et se noie dans le tout. Bâtiments, hauteurs, rizières et rivages déploient leur axes étirés, véritables pans qui jouent sur une verticalité et une horizontalité incommensurables, dans l’espace et le temps. À mesure que la contemplation s’étend dans l’ample plénitude, se dessine, dans la texture stratifiée, une infinie profondeur de champ. 

 

Paysages déserts.

Paysages extérieurs vides. 

Formes immuables de ce qui change,

là-même où l’être s’épanouit.

Là où il existe.

 

Dans l’étagement des espaces, les couches se déplient jusqu’aux confins de la toile. Le lointain, créant de l’échappée, invite au dépassement. Des chemins se tracent dans le désert des paysages offerts : le regard se promène, modelant le paysage. A notre tour de nous laisser absorber, dissoudre, éparpiller entre montagnes et eaux, vent et lumière.

 

 

Adèle Cassigneul

bottom of page